En pleine crise sanitaire, au moment où la pandémie battait son plein, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a mis les clignotants au rouge, lançant avertissement après avertissement. «Les mesures de confinement dues au coronavirus pourraient causer une pénurie alimentaire », a mis en garde l’Organisation onusienne. Les nations sont appelées à garantir leur sécurité alimentaire. Car le dérèglement du monde a toujours été à un jet de pierre et la faim est mère de tous les maux, telle était la leçon de la pandémie. De nombreux pays, développés et moins développés, ont donc saisi et ressaisi cet enseignement. Ils ont, depuis, mis du cœur à l’ouvrage. En Tunisie, on a continué et on continue à reléguer au second plan l’agriculture et, par ricochet, la sécurité alimentaire, faisant montre d’un crétinisme qui n’a d’égal que la légèreté de certains dirigeants. On a malmené les laboureurs et on a tout importé ou presque. A la tête du ministère de tutelle, ont été parachutés bien des novices et on a eu droit à toutes les gaucheries. Résultat : un secteur à genoux et des importations à n’en pas finir au prix d’une si grave raréfaction des réserves en devises. Afin de mieux saisir les raisons d’une marche suicidaire, La Presse a approché un professionnel et fin connaisseur du secteur agricole tunisien. Leith Ben Becher, fondateur du Syndicat des agriculteurs (Synagri), livre dans cet entretien une lecture globale des maux gangrénant l’agriculture tunisienne et propose des pistes pour parer aux carences qui persistent.
Il y a des années, on a débattu des dysfonctionnements du secteur agricole tunisien. Aujourd’hui que l’on se retrouve encore une fois pour débattre du même sujet, c’est que les choses n’ont pas bougé d’un iota, malgré les leçons de la pandémie. Qu’en dites-vous ?
Les maux de l’agriculture tunisienne sont inhérents à l’absence d’une politique agricole cohérente. C’est que l’on a une juxtaposition de stratégies qui a plus ou moins marché à un moment donné, mais que l’on n’a ni vision globale ni plan d’action adaptés aux exigences de l’heure. Comment mieux produire en préservant nos ressources dans un monde en proie aux changements climatiques ? Tel est l’enjeu global pour un pays souffrant de la rareté des eaux.
D’ailleurs, il suffit de voir les ouvrages d’eaux édifiés depuis les Romains pour s’en rendre compte. Puis, il ne faut pas perdre de vue la volatilité des prix dans un monde globalisé. Laquelle volatilité des prix quoiqu’amortie du côté des pays les mieux lotis, impacte le marché national, puisqu’on importe et on exporte. D’autant plus que la production agricole n’est pas à l’abri de l’irrégularité, du fait des conditions climatiques. C’est là qu’on peut parler de politique agricole pour renforcer la résilience du secteur et amortir les chocs.
L’exploitation spatiale, l’exploitation de la nappe, le financement, l’assurance, le registre foncier (terres collectives dans le Centre-Ouest et le Sud) sont des facteurs à prendre en considération si l’on veut vraiment procéder à des réformes. D’ailleurs, à ce stade, je ne peux louper la problématique liée à l’exploitation de la nappe de l’Albien, la plus grande réserve d’eau douce au monde se trouvant à cheval entre l’Algérie, la Libye et la Tunisie. Alors que l’Algérie s’en sert pour irriguer les oasis de l’oued Souf (Sud), la Tunisie n’en profite pas pour booster sa production.
En gros, je dirais qu’au sortir de l’Indépendance et après le départ des colons, on a fait en sorte que les agriculteurs soient réduits à un paysanat atomisé. Depuis, l’agriculteur n’a jamais eu de statut.
Que peut-on entendre par statut d’agriculteur ?
Au regard de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), nous sommes considérés comme des consommateurs finaux. C’est à-dire quand j’achète des pièces pour mes engins ou encore de la nourriture pour mon bétail, je paye la TVA que je ne peux pas déduire. Puis, volet protection sociale, on a un régime inférieur à tout le reste, patrons comme salariés.
Sur un autre plan, les avantages accordés par l’Apia (Agence de promotion des investissements agricoles) font que tout le monde peut devenir agriculteur. Et l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) profite de cet état de fait pour ainsi, tout comme certaines autres structures, remplir une mission politique, notamment le quadrillage de la population. D’ailleurs, je me rappelle du fameux aveu d’un ancien président de l’Utap qui m’avait dit un jour que cette organisation n’était qu’une « courroie de transmission entre le gouvernement et les agriculteurs ». Soit ! Mais il faut agir dans les deux sens.
Autrement dit, cela me semble un non-sens de devoir passer par cette organisation pour avoir accès à des avantages publics. Si bien que cette organisation syndicale compte entre 60 mille et 100 mille agriculteurs, alors que le nombre total des agriculteurs dépasse la 600 mille. Autrefois, tout était instrumentalisé et parfois manigancé entre gouvernants, intermédiaires et agriculteurs. Aujourd’hui, il n’y a aucune raison de garder les mêmes réflexes et pratiques.
Pourquoi il n’y a pas un seul qui soit capable de saisir les maux globaux de l’agriculture pour ensuite élaborer une vraie politique ?
Tant que l’on refuse d’admettre que l’alimentation, l’agriculture et la ruralité constituent un triptyque, un véritable enjeu de société, autant que l’éducation et la santé, on n’avancera pas. Et c’est tout le pays qui en payera le lourd tribut. A défaut de stabilité dans les campagnes, les ruraux finiront par prendre la route des villes. Jendouba, par exemple, qui est à 70% rurale, Le Kef, somme toute le Nord-Ouest, est en train de se dépeupler.
Pour bien gérer telle ou telle situation, anticiper les crises, on a besoin d’une bonne organisation. Et L’Etat est appelé à légiférer tout cela.
La pandémie a mis à nu la fragilité du monde, des sociétés, des individus. La sécurité alimentaire, cela s’est confirmé, est un enjeu majeur. Pourtant, les pays du Maghreb, rechignent à faire ce qu’ils sont censés faire : s’entraider, s’organiser, coopérer. Qu’en pensez-vous ?
Dans tous les secteurs, en agriculture particulièrement, nous payons le Non-Maghreb. Sans ignorer les différends opposant l’Algérie et le Maroc, il est un fait qu’on aurait pu faire économiquement. Au niveau du Synagri, j’avais tenté d’y aller en tenant des séminaires et des rencontres regroupant des experts et des chercheurs issus de l’espace maghrébin.
J’en suis convaincu, l’unité de la langue, les traditions, les coutumes, les architectures économiques similaires, autant d’atouts qui nous réunissent plus qu’ils nous divisent. Mais que voulez-vous ? Parfois, il y a des conduites inexplicables. Nous n’avons qu’à nous armer de bonne volonté pour y arriver.